Les conditions de la bataille idéologique

Ce sont les forces réactionnaires, qui, actuellement sont à l’initiative de la bataille idéologique. Les forces d’émancipation doivent refonder les bases de leurs analyses et de leur projet afin de se mettre en position offensive.

Pour que les classes populaires se mobilisent, il faut qu’elles puissent se libérer de la représentation du monde qui leur renvoie une image d’elles-mêmes dévalorisée. L’idéologie dominante ne cesse de le répéter à travers les discours des médias du personnel politique des institutions… qu’ils sont responsables de leur sort, occultant tous les mécanismes de l’exploitation, des inégalités sociales… Certes, au fond d’eux-mêmes, les hommes et les femmes savent bien que les dés sont pipés, mais le climat idéologique actuel les laisse sans défense : sans les outils pour démonter les mécanismes de la domination, sans vision alternative qui  dessine un autre chemin crédible où ils auraient un rôle actif à jouer pour changer l’ordre des choses.

Le marxisme avait su donner cette cohérence idéologique qui permettait de s’identifier à la classe ouvrière, d’en tirer une fierté et le sentiment de pouvoir se battre pour améliorer son sort et celui de ses enfants.

Mais si le marxisme a su donner les outils intellectuels pour comprendre comment fonctionne l’ordre capitaliste, on  ne peut pas en dire autant de la voie de sortie préconisée. La dictature du prolétariat, qui dans la pensée de Marx devait être une transition entre capitalisme et communisme, ne s’est jamais concrétisée comme telle : là où elle a été invoquée, on a eu beaucoup de dictature, parfois très sanglante, mais aucun pouvoir pour le prolétariat, sommé de travailler et de laisser penser pour lui ceux censés le représenter.

Pendant les « 30 glorieuses » la « gauche» (au sens large : partis politiques, syndicats) s’est appuyée sur le climat intellectuel créé par le marxisme, tout en réduisant sa portée à négocier des améliorations (certes notables) dans le cadre du capitalisme, qui lui n’était pas remis en cause. Augmentation du niveau de vie, sécurité sociale et services publics, diminution du temps de travail, espérance d’une relative mobilité sociale… Plusieurs facteurs ont rendu le compromis « capital-travail » possible : l’augmentation des salaires soutenait les profits ; le contexte de l’après-deuxième guerre mondiale, dans un contexte d’affrontement Est-Ouest, y était favorable: les classes ouvrières occidentales devaient être dissuadées d’entrer en révolution et de passer dans le camp « socialiste ». Certes ces concessions ne tombaient pas toutes seules, il fallait bien les arracher, ce qui donnait une consistance au discours se référant  à la lutte des classes.

Mais depuis la mise en place du « libéralisme », les forces d’émancipation n’ont pas réellement pris acte de ce qui était en train de se passer. Elles n’ont pas su identifier les diverses mesures prises par les gouvernements comme une réaction globale du capitalisme, menée par ses entités les plus puissantes. Ce nouveau cours s’est imposé dans les faits sans qu’il n’ait jamais été revendiqué comme une politique globale.

Peut-être faut-il considérer le renversement brutal du gouvernement Allende du Chili en 1973 comme le début de cette contre-attaque menée dans le sang, contre des institutions élues et un mouvement populaire, avec l’aide de multinationales américaines et le soutien réel mais discret des Etats-Unis.  Les « Chicagos boys », formés à l’école de Milton Friedman, théoricien du libéralisme, mirent en application ses préceptes à l’abri du gouvernement Pinochet. Celle-ci n’aurait pas été possible sans la violente répression du mouvement ouvrier mené par celui-là.

L’installation de dictatures en Argentine, Bolivie, Brésil, Paraguay et Uruguay permirent d’étendre cette politique de terreur à travers l’opération Condor, toujours menée avec le soutien toujours aussi discret que réel des Etats-Unis.

Aux Etats-Unis et en Europe le libéralisme s’imposa dans des conditions moins sanglantes mais tout de même d’une grande violence sociale. En 1981 Nixon licencie 11.000 contrôleurs aériens qui faisaient grève contre la mise en œuvre de la déréglementation du ciel aérien signée en 1978 par le président Carter. En 1984-1985 Tatcher affronta le puissant syndicat des mineurs, dont la place dans l’économie britannique était stratégique, du fait de la place tenue alors par le charbon dans l’économie : au bout d’un an les 80.000 grévistes avait repris le travail sans avoir rien obtenu.

Le ton était donné : désormais le compromis capital-travail était rompu ; face à l’arme décisive de la grève qui permettait au monde du travail de maintenir un rapport de force et d’obtenir souvent gain de cause, les gouvernements mettront en jeu tous les moyens nécessaires pour que les politiques libérales s’appliquent.

Car si ces politiques sont l’expression des intérêts du capital, celui-ci reste dans l’ombre et ce sont les instances publiques (gouvernements, institutions financières internationales telles le FMI ou la banque mondiale) qui les édictent et les imposent au nom de la loi ou de l’intérêt général.

Le « consensus de Washington » est un bon arrêt sur image les injonctions capitalistes pour remodeler le monde. En 1990, un économiste, John Williamson publie  un article sous la forme de « dix recommandations » (rappelant les « dix commandements » de la religion, il s’agit d’établir nouvel un ordre…). Sans que ces prescriptions fassent l’objet du moindre débat démocratique, elles ont été mises en œuvre par le FMI et les Etats riches vis-à-vis de l’Amérique latine, puis de l’ensemble des états endettés, sous le nom d’ajustements structurels.

Ces dix mesures du consensus de Washington résument les politiques mises en place par la puissance publique qui enserrent l’action des gouvernements pour que le capital puisse se déployer sans aucune entrave, sans souci de conservation des ressources naturelles ou de bien-être des populations. Ces règles du jeu libéral, qui se sont progressivement généralisées, met les gouvernements dans la dépendance des intérêts financiers et annihilent de fait la démocratie : des mesures trop contraignantes pour les intérêts financiers entraîneraient des réactions et l’étranglement économique du pays. Les gouvernements, même progressistes, préfèrent s’auto-censurer,  et vendre à leur peuple le principe de « réalité ».

Au fil du temps, quand l’ordre libéral s’impose, dans les faits et dans les esprits, et que la résistance populaire est vaincue ou désarmée, les politiques tendent à une normalisation qui abaisse le niveau de violence et la rend moins apparente. Cette violence se dissimule alors dans le fonctionnement des institutions et de l’économie : elle tend à se faire passer pour l’ordre naturel du monde, à rendre les inégalités sociales elles-aussi naturelles, simplement résultantes de l’effort ou de la compétence de chacun. C’est par exemple ce qui s’est passé au Chili, où la dictature a fait place à une démocratie formelle qui respecte l’orientation libérale.

Mais que les difficultés internes du capitalisme s’accroissent, que des révoltes explosent, la violence active, physique et institutionnelle, refait surface : c’est ce que nous vivons actuellement en France.

Les forces d’émancipation n’ont pas su reconnaître l’ampleur de ce changement et comprendre que le capital a déchiré le compromis capital-travail et que les réponses élaborées dans ce cadre ne fonctionnaient plus. Elle n’a pas su remettre globalement en cause les règles du jeu libéral et élaborer une vision alternative d’avenir.

De ce fait, elles se trouvent prises actuellement dans un mouvement contradictoire. D’une part les atteintes généralisées économiques, sociales, environnementales… suscite une colère grandissante, une disponibilité à la mobilisation. De l’autre, faute d’une analyse concrète des mécanismes du libéralisme, faute de porter le fer à ce niveau, elles se condamnent à en rester aux manifestations concrètes des dysfonctionnements actuels, sans voir les voir les liens qui les unissent : à en rester aux symptômes sans remonter aux causes. Les attaques pleuvant de partout, l’effort se disperse, la crédibilité des mots d’ordre s’émousse. L’opposition fait de plus en plus l’objet de poursuites judiciaires, la violence policière contre les manifestations atteint un niveau que l’on pensait impossible,  les lois multiplient les interdits et réduisent le champ d’intervention des syndicats….

Faute d’une alternative globale, les forces d’émancipation sont sur la défensive, répondant aux attaques et animant la résistance, quelque fois avec succès, ralentissant la marche du rouleau compresseur, sans parvenir à l’immobiliser définitivement. Le mot d’ordre « fin du monde, fin du mois, même combat » est juste mais il souffre d’un manque de propositions concrètes pour le rendre opérationnel.

Depuis le début des politiques libérales, il y a une cinquantaine d’années, le monde est dans un état alarmant. Les niveaux de vie ont plongé, les santés se dégradent, l’économie nous inonde d’inutilités mais ne répond pas  à nos réels besoins, le sens de l’intérêt général est mis en question et les violences se multiplient ; des Etats qui ne peuvent plus répondre aux aspirations de leur peuple s’effondrent tandis que d’autres sont gangrenés par l’extrême droite. Et surtout les conditions d’habitabilité de la terre sont en question, les limites planétaires sont franchies ou en voie de l’être. Cette remise en cause de l’habitabilité de la terre génère des famines, des migrations, des guerres. Si rien ne vient contrecarrer la marche actuelle du monde, le pire est à venir. Pendant ce temps-là, au lieu de se pencher sur les problèmes communs et urgents de l’humanité, les Etats les plus puissants consacrent leur richesse à une confrontation larvée, à stocker des instruments de destruction massive et à instrumentaliser des conflits armés…

Certes des réflexions émergent pour commencer à penser le monde autrement. Certaines font carrément l’impasse sur la domination que le capitalisme exerce sur le monde, en nous expliquant comment on pourrait s’organiser autrement, comme par exemple la proposition du salaire à vie de Bernard Friot (et d’autres…). On a tout de même du mal à imaginer le capital laisser faire en spectateur la concrétisation  de ces idées qui saperaient ses conditions d’existence, en lui retirant l’affectation de la plus-value. D’autres thèmes comme la planification écologique, la création monétaire mise au service d’objectifs socialement utiles pourraient être mis au service d’une transition. Mais ces thèmes doivent être repris, discutés, partagés, et formulés en propositions politiques pensées dans leur application concrète… Mais toute réflexion imaginant un autre avenir devrait s’ancrer dans le présent, et débuter sa réflexion par une analyse de l’emprise que le capitalisme exerce sur le monde.

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